Cet article est le résultat d’un travail d’investigation réalisé en collaboration avec Charline Pasche. Pour mener cette mission à bien, nous nous sommes appuyés sur notre interview du politologue français Olivier Roy. Cette interview fait suite à une conférence tenue le 19 Octobre 2021 à l’Université de Genève intitulée « Afghanistan, les leçons d’un échec ». Voici ma version longue de ma partie de l’article. Savourez !
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L’Afghanistan est un pays d’Asie centrale sans accès à la mer. Afghanistan signifie “le pays des Pachtounes” [1], l’ethnie majoritaire du pays. L’histoire du pays a été rythmée par les invasions des perses, grecs, huns, arabes, mongols, persans, indiens, britanniques, soviétiques ou encore américains.
Alexandre le Grand fondit Kaboul, Kandahar ou encore Hérat. Les grecs restés sur place se convertissent au bouddhisme à partir du 1er siècle après JC. La conquête de l’Afghanistan fût entreprise dès 651 par le calife Omar, mais il faut attendre la dynastie des Ghorides (1148-1215) pour que l’islam en devienne la religion majoritaire [2].
En se libérant de l’emprise des Safavides et en vainquant l’empire Moghol, les tribus pachtounes donnent naissance au premier “État afghan”. En 1747, après l’assassinat de Nader Chah, Ahmad Khan, de la dynastie des Abdalis [3], est élu roi et prend le titre de Durr-i-Durrân, “perle des perles”.
Les équilibres régionaux sont bouleversés par l’arrivée de l’empire britannique et l’empire tsariste. Deux possibilités s’offrent à eux : combattre en Afghanistan où en faire un état tampon. Après la seconde guerre anglo-afghane, les britanniques renoncent à envahir le pays. Le corridor de Wakhan, peuplé de kirghizes, est laissé aux Afghans. Le traité de Gandamak du 26 mai 1879 fait du pays un semi-protectorat. En novembre 1893, l’Émir Abdur Rahman Khan et Sir Mortimer Durand signe l’accord de la ligne Durand, qui devient en 1947 la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan. Après une troisième guerre, en 1919, l’État afghan gagne son indépendance politique.
En 1921, l’Émirat d’Afghanistan devient membre de la Société des Nations. La Suisse reconnaît ce nouvel État dès 1922, et établit des relations diplomatiques avec lui en 1928. En 1946, le pays devient membre de l’Organisation des Nations Unis. L’Afghanistan des années cinquante est un “état léger”. Bien que présent sur la totalité du territoire, son administration offre une grande autonomie aux notables locaux.
“On circulait sans problème. J’ai traversé l’Afghanistan en 1969 en long et en large, tout seul avec un sac à dos […]. Tous ceux qui vous présentent ça comme une zone en insurrection permanente, c’est la blague !”
D’après Mr Roy, la modification des équilibres stratégiques dans la région fut le fruit de la politisation de la jeunesse dans les années 60. Avec le développement des universités et la concentration d’étudiants à Kaboul, ils sont devenus une catégorie significative dans la population. S’opère alors une double polarisation : l’une sous les drapeaux des Frères Musulmans, l’autre sous la bannière du socialisme.
Si historiquement, les oulémas afghans se formaient dans le monde indien, à partir de 1951, la monarchie voulut créer une université de théologie moderne. Des étudiants furent envoyés au Caire, où ils furent recrutés par les Frères Musulmans. Parallèlement, pour obtenir la fidélité des chefs des zones tribales, l’État a intégré certains de leurs enfants dans les rangs de l’Armée. Se développe chez ces jeunes officiers, venus de milieux modestes des villes et de la petite bourgeoisie provinciale, un attrait pour les idéaux révolutionnaires. Ces deux institutions étatiques ont fabriqué deux types d’opposants radicaux.
Olivier Roy insiste sur l’importance de la question de l’enseignement : « Il y a un siècle, les madrassas étaient des écoles. Vous vous formiez à tout : la langue, la grammaire, la poésie, l’astrologie, la médecine…etc. ». Avec la sécularisation de l’enseignement voulu par l’État, les madrassas sont devenues des écoles purement religieuses. A la sortie, le seul futur de leurs étudiants est l’islamisation de l’État. Il poursuit : « Les talibans, c’est une corporation de juges islamiques » ; ils ont une solide formation à la charia et des connaissances en théologie islamique.
« Les grandes familles n’envoient jamais leur enfant dans les écoles religieuses […]. [Elles] envoient leurs enfants au lycée français, à Kaboul, puis ensuite […] à l’université américaine de Beyrouth »
En 1973, Mohammed Zaher Chah est écarté du pouvoir par Mohammed Daoud Khan. Les communistes prennent le pouvoir après son assassinat, en 1978 : “c’est perçu à l’époque comme un bouleversement des équilibres géostratégiques”. Mais dès l’année suivante, les soulèvements se multiplient dans la campagne. Les russes décident d’intervenir, dans un but purement défensif. Après ouverture des archives, “on sait que les russes craignaient un contre-coup à Kaboul et un retournement pro-américain de Hafizullah Amin”. Mr Roy reconnaît qu’il n’a pas cru à cette thèse pendant des années. Les soviétiques décident alors de “remplacer le mauvais communiste par le bon communiste, Babrak Karmal”. Après l’installation du gouvernement par les soviétiques, la Suisse a condamné ces agissements, tout en conservant des relations avec le gouvernement afghan. Entre 1979 et 1990, plus de 35 millions de francs ont été envoyés en Afghanistan, via le CICR, le HCR, l’UNICEF ou encore la Banque Mondiale [4].
Selon Mr Roy, le monde n’assiste pas à une intervention de grande ampleur géostratégique : “Ils envahissent l’Afghanistan avec des réservistes d’Ouzbékistan, du Kirghizistan et du Tadjikistan qui parlent les langues d’Afghanistan et qui ne sont pas des foudres de guerre. Par contre, les meilleures unités soviétiques sont envoyées à Kaboul pour opérer le coup d’État”. Mais côté américain, c’est interprété comme un mouvement géostratégique : la descente vers les mers chaudes. “les américains craignent une jonction entre islamisme et communisme. Il y a donc une double surinterprétation. Une géostratégique, et l’autre idéologique”. Il insiste sur le fait que nous vivons encore dans ce paradigme actuellement. Dès janvier 1980, Brezinski, le conseiller à la sécurité du président Carter, est à Peshawar et il promet des armes aux Afghans. Ces actes renforcent la paranoïa des Russes.
L’arrivée au pouvoir de Reagan en 1981 marque un tournant dans la lutte contre le bloc socialiste. Le nouveau locataire de la Maison Blanche parie sur une roll back policy : repousser cette idéologie à l’intérieur de ses frontières. Il ne faut pas négliger le rôle de la religion dans cette politique. C’est sous cette administration “qu’apparaissent les évangélistes, qui vont tenir un discours religieux en géopolitique, ce qui est relativement nouveau”. Le nouveau gouvernement iranien de l’époque affiche son hostilité aux américains : « l’humiliation de la révolution islamique d’Iran, l’humiliation du 11 Septembre 2001, ce sont des choses très importantes pour les américains ».
« Comme ils sont dans une vision idéologique [..], l’idée est de casser l’homogénéité islamique, c’est-à-dire d’empêcher l’Iran de prendre la tête de la cause islamique dans le monde. Donc ils vont voir les moudjahidines afghans comme ceux de la bonne cause : vaincre le communisme, défendre leur pays […], comme des Freedom fighters ». Cette stratégie s’inscrit dans la dichotomie entre chiisme révolutionnaire de gauche et sunnisme conservateur, une réalité politique qui traverse de nombreux pays d’Orient depuis 40 ans. Américains, saoudiens, pakistanais, égyptiens … (etc.) soutiennent les moudjahidines dans leur lutte.
« En 1989, les russes franchissent en arrière la frontière de l’Oxus (Amu Darya). C’est une victoire ! »
Paradoxalement, la guerre civile débute avec le retrait russe, sous forme de guerre ethnique : « chacun va suivre son ethnie. L’idéologie disparaît : les tankistes pachtounes rejoignent Hekmatyar, les tankistes tadjikes rejoignent Massoud… (etc.) ». Il poursuit : « Idem pour les pilotes. J’ai voyagé dans l’hélicoptère de Massoud ; j’ai été voir le pilote : c’était un ancien du PC, formé en Russie, parlant le russe couramment, pilote de l’ancien président afghan. Quand le président a été assassiné, il a emmené l’hélicoptère chez Massoud !». En revanche, cette époque de reclassement ethnique a été très mal vécue par les pachtounes.
En 1992, « pour la première fois, la guerre civile s’installe à l’intérieur de la ville, mais les kaboulis n’y participent pas ; les kaboulis ne se battent jamais. C’est les paysans qui arrivent et se battent dans la ville ». Dès la prise de Kaboul, les premiers problèmes de gestion apparaissent. A partir de 1994, les talibans envahissent le pays par le sud. Ils proviennent des tribus pachtounes du sud, Durrani et autres, qui ont fourni l’aristocratie tribale et les Émirs des 18ème et 19ème siècle.
L’Afghanistan est “un état faible et stable” et non pas un failed state. Il insiste : “les afghans veulent un état, mais pas un état qui les emmerdent dans la vie quotidienne ; mais qui les protègent !”, loin du modèle occidental de l’État. La société paysanne afghane est faite de micros-conflits : “c’est les éleveurs contre les sédentaires, les nomades [contre les propriétaires terriens], les droits de l’eau […], les questions de mariages, de vendettas … “. Dans les villages pachtounes, “toutes les maisons sont des petits fortins avec des murs et une tour, comme dans le Caucase”. Dans ce contexte, les talibans sont apparus comme un élément de stabilisation.
“La force des talibans, c’est d’avoir su gérer les micro-conflits”
Les talibans revendiquent un retour aux équilibres du 19ème siècle, avec un slogan simple, le rétablissement de la loi et de l’ordre : “Les talibans eux, ils vous règlent un problème dans l’après-midi ; ils amènent tout le monde, c’est oral, […] et à la fin de l’après-midi, celui qui n’est pas d’accord, il saute […] ; et les gens aiment bien ça !”
A la fin des années 90, trois États reconnaissent le régime taliban : les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite et le Pakistan. Si Massoud tient dans le nord du pays, c’est principalement parce que les tadjikes ont peur de la revanche des pachtounes. A l’époque, la Suisse a maintenu ses relations diplomatiques avec l’Afghanistan, avant de s’associer aux sanctions prises par la communauté internationale en 2000.
En 2001, le Mollah Omar fait l’erreur de s’allier à Ben Laden. Après le 11/09, les talibans essayent de le livrer aux américains, mais c’est trop tard ! L’intervention est organisée, mais sans but de guerre. C’est « une vengeance sans vision stratégique […] : L’Union soviétique n’existe plus, les USA n’ont aucun intérêt en Asie centrale, les chinois ne sont pas encore perçus comme une menace […], la bagarre avec l’Iran se joue sur le flanc Ouest (Mésopotamie) ».
Une fois sur place, la stratégie américaine se concentre sur la politique de state-building. Mais cette dernière n’a jamais parfaitement correspondu aux attentes des afghans. Mr Roy évoque l’exemple des procédures écrites, inadaptées aux populations rurales qui font encore face à des difficultés de lecture. A ces problèmes d’inefficacité et de lenteur vient s’ajouter la corruption. Malgré ce constat, certaines réalisations ont été réussies, comme les écoles, universités, ou hôpitaux… Mais les effets pervers du droit d’ingérence ont marqué les afghans.
« La Suisse est un haut lieu de connaissance de l’Afghanistan. Vous avez une école anthropologique extérieure remarquable sur l’Afghanistan [Jean Gabus a participé à la réorganisation du Musée Nationale de Kaboul], le CICR connaît très bien l’Afghanistan […] Au niveau des compétences, la Suisse est très bien placée. Pas forcément en tant que pays mais en tant qu’intermédiaire »
Aujourd’hui, le retour des talibans sert de prétexte pour les russes, à nouveau sur l’Amu Darya (l’Oxus). Mais Mr Roy l’assure : « les russes ne remettront pas les pieds en Afghanistan ». Pour les américains, c’est un retour en arrière de 40 ans : « les afghans se battent entre eux. Les talibans gagnent. So what ? ». Il nous confie : « En 89, quand le dernier soldat russe a passé la frontière, la CIA a démantelé sa Task Force d’Afghanistan ». Ce désintérêt à durer jusqu’en 2001. Il estime que le retrait américain aurait dû commencer au plus tard en 2011, après la mort de Ben Laden. Mais il a fallu du temps pour l’assumer et le dire. Paradoxalement, les talibans vont devenir les principaux alliés des USA dans leur lutte contre le djihad global dans la région : « L’Afghanistan ne représente plus aucun enjeu, le Grand Jeu, c’est fini ! ».
Aujourd’hui, Mr Roy prône une reconnaissance collective du nouveau gouvernement taliban via l’ONU. Rappelant que les talibans avaient demandé aux ambassades et aux ONG de rester sur le territoire afghan, il regrette le manque de coopération des gouvernements occidentaux avec les nouveaux hommes forts du pays.
« Regardez les ambassades restées ouvertes »
La reconnaissance de gouvernement, “un acte unilatéral de constatation et d’acceptation officielle par un État de l’existence d’un nouveau gouvernement […]” [5], pourrait donc venir de pays dont les missions diplomatiques sont restées ouvertes : Russie, Chine, Ouzbékistan, Pakistan, Iran, Turquie …
[1] The Origin Of The Name Afghan , www.hinduwebsite.com
[2] Fiche pays : l’Afghanistan, https://www.axl.cefan.ulaval.ca/asie/afghanistan.htm – version du 20.09.2021
[3] BALLAND (D), Afghanistan x. Political History, Encyclopaedia Iranica, vol.1, fasc.5, 1983, p. 547-558 lire en ligne
[4] PERRENOUD (M), « Afghanistan », dans Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 12.06.2002 – Online : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/003402/2002-06-12/ – consulté le 08.11.2021
[5] P. BLACHER, K. NERI, Droit des relations internationales, coll. Objectif Droit, ed. LexisNexis, Paris, 2019
Pour aller plus loin :
AKRAM (A), Afghanistan, conflit et société, L’Harmattan, 2021