Nouvelles de Chikhany, berceau du poison novitchok

Ouverte en 2019, l’ancienne ville-fermée de Chikhany (oblast de Saratov) s’est retrouvée sur le devant de la scène, après l’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny, le 20 août 2020, par un neurotoxique de type « novitchok ». C’est en effet dans cette petite ville russe qu’a été inventé, voilà quelques décennies, ledit poison. La localité fait aujourd’hui comme une sorte d’îlot de matière grise à l’abandon.


Le décret présidentiel qui a levé le statut de ville-fermée de Chikhany ne remonte qu’à janvier 2019 ; autant dire que beaucoup de zones d’ombre persistent autour de l’histoire de cette petite ville russe. De nombreux accidents auraient été cachés à la population, se dit-il couramment, et certains déchets seraient enterrés tout près de la ville – des déchets sans doute à l’origine d’une mortalité exceptionnellement élevée. Autant de sujets difficiles à évoquer face caméra à Chikhany.

Chikhany (Capture d’écran Google Maps)

« Je ne vous dirai rien des travaux secrets, mais tout ce que je peux dire, c’est qu’on était bien payés, bien logés et que l’on recevait des vivres de Moscou », confiait récemment au média québécois Radio-Canada1 une habitante de Chikhany. Et cette dame d’ajouter : « on se moque de nous ! Nous avons sacrifié notre santé à l’usine, et maintenant on a besoin d’être soigné. Il ne reste que cinq lits à l’hôpital ». Quant aux loisirs et autres lieux de restauration dans la ville, ils ont disparus eux aussi, les restaurants comme les bars. Plus grave, « il y a des cancers du cerveau, des infections pulmonaires, des [cas de] sarcome. Ce sont des bombes à retardement et les cas explosent depuis les dix dernières années. C’est très difficile de prouver le lien [avec les novitchoks] car il n’existe aucune statistique », expliquait quant à lui le seul médecin établi à Chikhany, le pneumologue Vladimir Savieliev, dans le même reportage.

Chikhany est une localité de l’oblast de Saratov, sur la Volga, et dont l’économie repose exclusivement sur les productions chimiques. Située à 750 kilomètres au sud-est de Moscou, elle est fondée en 1820 par le comte V.V. Orlov-Denisov, héros de la guerre de 1812. Quand l’on se promène dans les rues de Chikhany de nos jours, on a peine à croire que cette ville en plein déclassement fut l’une des fiertés du complexe militaro-industriel et scientifique soviétique. À la fin des années 1990, Chikhany compte plus de 13 000 âmes. Aujourd’hui, cette ville de moins de 5 500 habitants est constituée de trois entités : Chikhany 1, la ville civile ; Chikhany 2, la ville militaire ; et Chikhany 3, l’arsenal. Et le profil socio-culturel qui prédomine à Chikhany est particulier : ingénieurs, chimistes, chercheurs, analystes… Beaucoup présentent un haut niveau de qualification et ont mené des études poussées. Fut un temps, Chikhany fit partie de ces îlots de matière grise formant un « archipel de la puissance » au milieu de l’immensité d’une « Russie déclassée »2.

Chto novitchok ?

Le novitchok est un agent innervant, un poison capable d’affecter le système nerveux. Il bloque le bon déroulement des communications entre le cerveau, les organes vitaux et les muscles et peut entrainer à terme une mort par asphyxie ou arrêt cardiaque. En Union soviétique, le terme novitchok (« petit-nouveau » ou « nouveau-né », en russe) ne désignait non pas une substance précise, mais l’ensemble du programme d’utilisation d’armes chimiques. Aux cours des années 1970 et 1980, plusieurs formules de novitchoks voient ainsi le jour dans les laboratoires de Chikhany.

Structure générique des agents Novitchok proposée par Hoenig ; en réalité, R n’est pas toujours un substituant alkyle ni X un halogène.

En 1990, l’existence du novitchok (on devrait donc dire « des novitchoks ») est rendue publique par le dissident Vil Mirzayanov. Ancien chromatographiste (spécialiste de l’analyse des mélanges) et chimiste, il est alors en charge de la séparation et des analyses des différents mélanges et dirige le service de lutte contre les services de renseignements étrangers (chargé de la protection des études) à Chikhany. Jugé en 1992 en Russie pour sa trahison (les poursuites à son encontre ont été abandonnées en 1994), il vit aujourd’hui exilé à Princeton, aux Etats-Unis. Dans un livre paru en 2008, Vil Mirzayanov divulgue le détail des structures chimiques des différents novitchoks3.

Chikhany, un laboratoire longtemps tenu secret

La recherche russe en matière de produits toxiques remonte au début de l’ère soviétique. Dès 1921, Vladimir Lénine ordonne la création d’un laboratoire de produits toxiques secrets appelé « Cabinet secret4 ». En 1923, la station Ilyushinskaya est créée à Chikhany, connue sous le nom de code « Volsk-18 ». Et en 1928, le complexe militaro-chimique germano-soviétique de Tomka vient s’installer tout près de la ville. Ce grand centre militaire de test de gaz chimique fonctionnera en coopération avec les autorités allemandes jusqu’en 1933. Il devient par la suite le grand centre de test de l’Armée Soviétique. En 1961, l’Institut central scientifique et technique vient lui aussi prendre ses quartiers dans la ville.

Pendant les grandes heures de la Guerre Froide, de nombreux techniciens, toxicologues, chimistes travaillent sur les novitchoks : c’est l’époque du programme Foliant. L’Union soviétique cherche alors à surpasser le XV, un neurotoxique de conception britannique conçu en 1952. En 1972, l’URSS, les Etats-Unis et plusieurs autres grandes nations signent une Convention sur les armes biologiques. Cependant, dans « la ville des chimistes pour la protection de la patrie » (c’est ce que l’on peut toujours lire sur le panneau qui surplombe l’entrée de Chikhany), on expérimente en secret.

Exemples d’agents Novitchok selon Hoenig

Vladimir Fedossov, jeune ingénieur arrivé de Moscou en 1975, habite encore à Chikhany. Il témoigne : « Je travaillais dans la recherche de nouvelles armes chimiques et au développement d’agents innervants […]. On savait que sa force mortelle était dix fois plus grande que celle de son équivalent américain […]. Je vous le dis honnêtement, j’étais fier de ma patrie. On se posait peu de questions, à savoir si c’était bien ou pas. La protection du pays était prioritaire […] ».

L’objectif des Soviétiques est de créer une substance mortelle capable de contourner les contrôles de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et d’être indétectable par les équipements otaniens des années 1970-1980. Il faut attendre 1975 pour qu’une équipe de chercheurs soviétiques de l’Institut public de chimie organique et de technologie (Gosniiokht) valide une « première formule » de novitchok. Alors qu’en avril 1987, en pleine Glasnost, Mikhaïl Gorbatchev promet la fin de la production des armements à base de novitchok, le Prix Lénine est remis au directeur du même Institut, Victor Petrunin, ainsi qu’au chef-adjoint du corps de l’Armée chimique, le général Anatoly Kuntsevitch en 1991, un an avant que le scandale novitchok n’éclate en Occident. La ville de Chikhany obtiendra le statut de ville-fermée en 1997, l’année de la ratification par la Fédération de Russie de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques de 1993. Elle le restera jusqu’en 2018. Quant à cet Institut public de chimie organique et de technologie,  il a plus récemment été classé entreprise stratégique par décret, en 2004. Le voilà aujourd’hui censé s’occuper de la destruction des stocks d’armes chimiques russes.

Un ou plusieurs inventeurs ?

Le nom de Vil Mirzayanov ressort régulièrement dans la presse comme celui de l’ « inventeur » du novitchok. Il ne fut néanmoins que le « révélateur » du nouveau-né enfanté par les chercheurs de Chikhany. Vil Mirzayanov a certes travaillé de 1962 à 1992 à Chikhany, mais d’autres chercheurs russes ont été davantage liés à la création du « premier novitchok ».

Comme l’expliquait à l’agence russe RIA le professeur Leonid Rink, ancien chercheur de Chikhany poursuivi en 1995 pour vente illégale de doses de novitchok qui auraient servi à assassiner le banquier russe Ivan Kivelidi (sur les accusations de Mirzayanov), Vil Mirzayanov était directeur scientifique d’une partie des chromatographistes au moment de la découverte : « […] lui-même l’écrit en toute honnêteté. Il était juste chromatographiste. Il n’avait rien à voir avec les travaux analytiques dans ce domaine »5.

Secrets d’Etat, de Vil Mirzayanov, est paru en 2008 aux éditions Outskirts Press

Parmi les anciens chercheurs, les avis divergent cependant concernant l’utilisation de novitchoks dans les affaires Skripal et Navalny. Pour Mirzayanov, il n’y a aucun doute : son pays a utilisé à plusieurs reprises « son bébé » afin d’essayer de se débarrasser de Skripal et de Navalny. Pour Leonid Rink, en revanche, le fait que Navalny comme Skripal soient encore en vie pourrait invalider la thèse du novitchok : « cela signifie que soit ce n’était pas le système Novitchok du tout, soit il était préparé négligemment. Ou bien juste après l’empoisonnement, les Anglais ont utilisé un antidote » (RIA – 20/03/18). Même si Rink n’exclut pas que son propre pays soit impliqué, il a estimé, comme pour l’affaire Skripal, que la Russie n’avait pas d’intérêt à empoisonner Alexeï Navalny, un élément de langage fréquemment utilisé par l’exécutif russe.

Un avenir pas si gris pour Chikhany ?Un avenir pas si gris pour Chikhany ?

Depuis les affaires Skripal et Navalny, trois instituts de recherche russes ont fait l’objet de sanctions de la part du Bureau de l’Industrie et de la Sécurité des États-Unis ; l’Institut de Recherche de la Chimie organique et de la Technologie de Chikhany en fait bien sûr partie : il n’emploie plus à ce jour que 200 personnes, faute de marché public. Le dernier docteur encore présent en ville ne mâche pas ses mots : « Personne ne va venir ici, personne ! Ils promettent tous des investissements, mais ils vont investir dans quoi ? On ne peut même pas développer l’agriculture ! Ici, les gens sont condamnés ».

Drapeau de Chikhany

En attendant, la municipalité de Chikhany continue de recevoir de nombreux coups de téléphone de la part de journalistes locaux et étrangers qui souhaitent tous en savoir plus sur la cité ayant créé « le poison » dont tout le monde parle. Il revient ainsi à Andreï Tatarinov, le maire de Chikhany, de gérer au mieux cette popularité aussi soudaine que délicate. Début septembre, c’est Ksenia Sobtchak, journaliste et ancienne candidate à la présidence de la république lors de l’élection de 2018 qui est venue en personne visiter Chikhany, à la recherche de traces de novitchok. Elle a pu s’entretenir avec le maire mais celui-ci l’aurait assurée qu’il était impossible de retrouver la moindre trace de novitchok aujourd’hui à Chikhany : « j’en sais probablement moins que vous », lui aurait-elle répondu.

Depuis 2019, le novitchok est inscrit sur la liste des substances interdites par l’OIAC. Cependant, les premières formules de novitchok élaborées à Chikhany renvoient encore pour certains habitants à un passé glorieux, à une époque prospère. La misère économique que connait la région aujourd’hui a poussé les plus cyniques à tenter de capitaliser sur le nom de ce poison devenu populaire à son insu. Interrogé par le journal russe Chetchetaya Vlast, début septembre 2020, au sujet du possible changement de nom de sa ville, « nous ne pouvons pas renommer Chikhany en « Novitchok » ! », s’est exclamé le maire de la commune6. Reste que l’utilisation du nom « novitchok » a inspiré le secteur privé, et ce dès l’affaire Skripal. Monsieur le maire de Chikhany en est bien conscient : « nous avons invité les entrepreneurs à utiliser le nom de « nouveau-né » pour l’attribuer à leurs produits. Quant au type de produits concernés, nous devons encore réfléchir et décider. Nous travaillons actuellement sur cette question. Une marque est une entreprise sérieuse. Ma tâche est de faciliter le développement des affaires sur le territoire qui m’est confié. Nous voulons contribuer à ce processus », expliquait déjà Andreï Tatarinov au journal Chetchetaya Vlast, dans son édition du 28 avril 20187.

Un produit ménager fabriqué dans la région de Chikhany portera-t-il un jour le nom du célèbre poison ? L’hypothèse, quoique peu banale, n’a rien de fantaisiste et le novitchok, semble-t-il, n’a pas fini de livrer tous ses secrets.


1 Reportage de Tamara Alteresco pour Radio-Canada Info, « Chikhany, la ville russe ou le poison Novitchok a été créé », 26 Février 2019. 

2 Jean-Robert Raviot, « Géographie politique de la Russie de 2010 », Hérodote, vol. 138, n°3, 2010, pp. 161-180. 

3 Vil Mirzayanov, State Secrets: An Insider’s Chronicle of the Russian Chemical Weapons Program, Outskirts Press, 2008. 

4 Comte Philippe (trad.), Arkadi Vaksberg, « Le Laboratoire des poisons : de Lénine à Poutine », La Revue russe n°29, 2007, pp. 176-183. 

5 Article de Andrey Veselov pour Ria Novosti, « Les britanniques auraient pu empoisonner Skripal », 8 mars 2018 (mis à jour le 3 avril 2020). 

6 Article du journal Chetchetaya Vlast : « Ksenia Sobtchak est arrivée dans la région de Saratov pour rechercher des traces de « Novitchok » », 7 septembre 2020

7 Article du journal Chetchetaya Vlast « Chikhany veut produire des produits ménagers sous le nom de « novitchok », 27 avril 2018.

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